Une bonne écrivaine est une écrivaine qui peut écrire
n’importe quoi n’importe où, pensait-elle, en ouvrant son mac. Elle se redressa
et regarda la gare bouger lentement à travers la vitre du TGV. À chaque fois
qu’elle avait pris le train, elle avait emporté son ordinateur avec elle, voulant
écrire pendant le voyage et n’avait jamais écrit une ligne. Pourtant quel autre
lieu que le TGV se prêtait-il le plus à l’écriture ? C’était un endroit
confiné, plein d’inconnus, de mystère, plein de vie et plein de vies ; et
c’était le mouvement aussi, la destinée faisant son chemin dans le confort d’un
univers feutré, résolument anodin et où, en plus, la 4G ne passait pas. Malgré
cela, la pauvre se laissait distraire à la moindre occasion. Elle laissait ses
pensées vagabonder sans but et à la sortie du train, déçue, elle se consolait
en se disant qu’au moins elle s’était dégourdi l’esprit, qu’elle avait pu réfléchir,
fantasmer, se rêver mille vies différentes de la sienne, trop réglée et sans surprise,
étrangement semblable, à dire vrai, à un voyage en TGV. D’ailleurs pouvait-on
vraiment dire qu’on voyageait en TGV ? L’expression antithétique était
sans doute la création des communicants de la SNCF, ce qui voulait dire qu’elle
s’était encore faite avoir par la pub mais elle s’en moquait. Tout ce qu’elle
voulait c’était écrire et ce jour-là elle écrirait. Quelques mois auparavant
elle avait eu l’idée d’un roman et depuis, pas un jour n’avait passé sans
qu’elle écrive au moins quelques mots. Elle jeta un regard circulaire sur son
ordinateur, son carnet, sa trousse et des stylos.
-
Vous êtes sur mon siège, dit une vieille dame à
l’air sibyllin.
Son allure était caricaturale. Elle avait des yeux clairs,
un teint pâle, la peau du cou qui remuait au rythme de ses tremblements et son
habillement surchargé semblait venir d’un autre temps. Elle savait bien qu’elle
n’était pas assise à la bonne place mais elle voulait la fenêtre et elle avait
oublié de la réserver sur le site. Elle s’en était voulu quand elle s’en rendit
compte, au moment de monter à bord. La vieille insista pour avoir le siège qui
était inscrit sur son ticket. Avait-elle réservé cette place ou bien la
voulait-elle par principe ? Les deux sièges au final n’étaient pas si
différents, elle aurait pu lui laisser celui-là maintenant qu’elle avait
installé son ordinateur, son petit carnet et sa trousse. Cependant, ce n’avait
certainement pas été la dernière place fenêtre disponible. Elle aurait pu en
trouver une autre si seulement elle avait fait un effort, juste un petit
effort, mais il en était pour la réservation des places en TGV comme pour
l’écriture, son manque de rigueur la perdrait.
Elle prit
le siège du couloir. Elle fit bouger la souris et le document Word apparut. La
vieille dame avait posé son sac à main sur ses genoux et en sortit lunettes,
livres, trousses et une espèce d’ipad. L’espèce d’ipad montrait un genre de
calendrier dont les mois et l’année était différents. Elle se tourna vers son
propre écran. Elle relut son titre, La
Tentation de Sainte Antoinette. Ce n’était pas une référence au livre de
Flaubert, ni même une réécriture de Sainte Antoine. Au contraire, c’était le
récit vrai de sa grand-mère, Antoinette, dont l’adultère qu’elle avait,
peut-être, commis pendant la guerre était le secret de polichinelle de sa
famille. Elle voulait par l’écriture cautériser les paies du passé et explorer
les affres de l’âme humaine. La vieille écrivait elle aussi, ses doigts noueux
étaient drôlement experts sur le clavier virtuel.
-
Vous aussi vous aimez écrire en voyage ? demanda-t-elle.
-
Oh ouiii c’est tellement agréable !
-
C’est clair ! J’adore trop moi aussi.
La vieille se tourna vers elle, lui sourit, le regard brillant
et acquiesça d’un léger mouvement de tête.
-
C’est lequel d’Ipad que vous utilisez ?
-
Ça ? demanda-t-elle en pointant du doigt
son espèce d’Ipad. Oh ça ma chérie ce n’est pas un Ipad.
-
Ah bon ? Ça marche bien en tout cas, on
dirait que le texte vous sort des doigts.
-
Hi hi, c’est presque ça. L’appareil lit mes
pensées par le bout de mes doigts et les retranscrit automatiquement.
-
Mais non !
-
Si !
-
C’est possible ça ? C’est dingue… Je savais
pas que les Ipad pouvaient faire ça.
-
Mais ma chérie, je t’ai dit que ce n’était pas
un Ipad.
-
Ben c’est quoi alors ? demanda-t-elle avec
une grimace.
-
Hihi, pour le moment rien. Ça n’existe pas,
enfin… pas encore…
-
C’est un prototype ?
-
Mieux que ça ! Ça vient du futur…
Elle n’avait pas rêvé, elle
était vraiment folle, elle le sut dès lors qu’elle avait fait des pieds et des
mains pour son siège. Et maintenant ça. La suite du voyage allait être
compliqué mais la vieille lui faisait de la peine. Elle était folle mais elle
avait l’air inoffensif, presuqe touchante. Après tout elle pourrait peut-être
faire un bon personnage pour une histoire future.
-
Ha ha, elle se força-t-elle à prononcer.
-
Tu ne me crois pas ? Essaye.
La vieille lui tendit l’espèce d’Ipad. Elle le saisit et
instantanément apparut « maisputainquellevieillefolle ».
-
Hihi, pense aux espaces ma chérie !
-
Ça prouve rien, répondit-elle en lâchant l’appareil.
Dites-moi plutôt ce qu’il va se produire aujourd’hui, dans un quart d’heure,
aller une heure.
-
Je suis désolée mais je ne crois pas qu’il se
soit passé quelque chose d’important.
-
Vous vous foutez de moi, on est XXI siècle, il
s’en passe tous les jours des trucs. Y’a qu’à ouvrir Facebook pour s’en rendre
compte.
-
Ma chérie, là on est qu’au début du siècle. Moi
j’ai grandi à la fin, comment pourrai-je savoir ce qu’il s’est passé
aujourd’hui ?
-
Vous n’avez pas de cours d’histoire dans le
futur, demanda-t-elle sur un ton ironique ?
-
Pas vraiment, non, tout le monde est connecté à
internet à la naissance.
-
Et alors, vous allez à l’école quand même ?
-
Non. Quand on a besoin d’une info on la cherche
et puis c’est tout.
-
Ah bon ? Plus de cours ? Mais… mais…
mm- comment vous faites p-pour avoir un savoir en commun ?
-
Ben y’a internet.
-
Mais si vous n’avez pas de cours ensemble ?
Vous n’avez plus d’histoire commune ?
-
Non.
-
Ah la blague ! Je rêve ! Sans
déconner. Je vais finir par croire mes parents quand ils disent que les jeunes
n’ont rien dans la tête. C’est n’importe quoi.
-
Je ne voudrais pas te manquer de respect mais ce
sont les vieux de ta génération qui ont inventé ce système.
-
Ben justement ! De toute façon, je pourrai
pas vérifier ce que vous dites, bref… mais alors si vous avez tout sur internet
qu’est-ce que vous venez faire ici ?
-
Eh bien je suis à la recherche de mon ancêtre.
Je dois l’empêcher de commettre certains mauvais choix.
-
Aha !
-
Je te prie de m’excuser ?
-
Voilà la preuve que vous mentez !
-
Pourquoi ça ?
-
Euh… elle réfléchit, parce que… rentrer en
contact avec ses ancêtres… ça… ça provoque un qu’que chose temporel qui fait
que… euh… ?
-
C’est ce que l’on croyait. Jusqu’à ce que l’on
découvre que modifier le passé ouvre seulement en fait des boucles temporelles
parallèles qui peuvent se multiplier à l’infini.
-
C’est pas dangereux ?
-
Pas selon le ministère. D’ailleurs depuis qu’on sait
ça le voyage temporel est devenu légal. Apparemment ce n’est pas plus dangereux
que l’édition génétique.
-
Vous n’êtes pas la seule ?
-
Non, bien sûr que non. En fait je participe à
une émission de téléréalité alternative. Chaque candidat tire une carte sur
laquelle un avenir est décrit, puis il est envoyé dans le passé, pendant une
semaine afin de modifier le destin de l’un de ses ancêtres. Celui qui arrive à
façonner la vie de son ancêtre au plus près de la description de sa carte gagne
un voyage dans la nébuleuse du Crabe.
Elle se figea soudainement
comprenant tout de suite où la vieille voulait en venir. « Oh putain, elle
a dit ». Le visage de la vieille dame s’adoucit, ses yeux brillaient et
ses lèvres s’étirèrent en un fin sourire.
-
Vous voulez dire que vous êtes ma petite
fille ?
-
Hihi, malheureusement non ma chérie pourtant
j’aurais aimé avoir une ancêtre aussi mignonne que toi. Non il est interdit de
révéler son identité à la personne dont on change le futur, sinon c’est trop
facile.
-
Ah… mais est-ce qu’il est interdit de poser des
questions sur son futur, je veux dire, est-ce que vous pourriez me dire des
trucs sur mon futur ? Enfin si par hasard vous saviez quelque chose ?
-
Oui bien sûr.
-
Est-ce que je vais devenir une écrivaine
célèbre ?
-
Non.
-
Pardon ?
-
Enfin, je euh… C’est possible, comme je te l’ai
dit je ne connais pas grand-chose... On pourrait vérifier sur l’Ipad.
-
Je croyais que c’était pas un Ipad.
-
Ce n’en n’est pas un. Oh je te prie de
m’excuser, je t’ai blessée…
La vieille commençait à l’agacer
avec ses conneries. Elle l’avait laissé divaguer pensant que ses mensonges
étaient inoffensifs mais au contraire ils devenaient de plus en plus gênant, surtout
pour elle. Les voisins devaient l’entendre divaguer et la voir, elle, hocher la
tête gentiment, la laissant exprimer son délire en public.
-
Il y a tellement d’écrivain dans le futur, tu
sais, que ça serait difficile pour moi d’avoir retenu ton nom. Si ça se trouve
tu utiliseras un pseudonyme en plus.
-
Vous vous enfoncez, elle dit et se tourna vers
son écran, toucha la souris et le document vierge réapparut.
Le train allait arriver. Elle
décida de rassembler ses affaires et d’aller patienter dans le vestibule pour
éviter la cohue. Pour qui se prenait-elle cette folle ? Non mais vraiment,
voyageuse du temps, mon cul ouais ! Quelle vieille radasse ! Elle
sort de nulle part, me prend mon siège alors que vraiment elle aurait pu me le
laisser. Ok elle l’a peut-être réservé mais on paye tous le même prix,
non ? Si ça se trouve j’ai même payé plus cher mon billet, parce que je
l’ai réservé tard quand même. D’ailleurs la prochaine fois faudra que je fasse
gaffe. À chaque fois je me décide à la dernière minute et à chaque fois je paye
une blind, putain. De toute façon c’est comme ça pour tout. Je suis incapable
de faire le moindre truc correctement. D’ailleurs, j’ai même pas écris une
putain de ligne dans ce train de merde. Fait chier putain. Elle a raison
l’autre connasse, j’arriverai jamais à rien. Enfin bon, au moins je suis
arrivée, on va pouvoir se détendre, picoler, manger ; et au pire, de toute
façon, y’a le voyage retour. C’est pas parce que j’ai pas écrit une ligne
maintenant que je pourrai pas le faire au retour.
*