Chap I
Ce que je m’apprête à vous raconter doit rester strictement entre nous.
Je suis un esprit rationnel, néanmoins je dois avouer que mon récit, qui prend
place un jour que je prenais le bus lors de la dernière campagne
présidentielle, relève purement et simplement de l’impossible, du bizarre, de
l’uncanny.
Chap II
J’étais abstentionniste et suivais la politique d’assez loin. Cependant,
il était difficile d’échapper aux candidats dont les visages figés
apparaissaient quotidiennement dans les transports en commun. Le candidat M…, en
particulier, était partout. Un soir que je rentrais en bus je me retrouvai
coincé par la foule devant l’un de ses autocollants de campagnes collé à hauteurs
d’yeux sur une vitre. Il était impossible de lui échapper. Comme une hydre
tentaculaire son visage apparaissait dans tous les recoins de la ville et même
si j’avais pu dégager mes bras pour arracher ce sticker, deux autres l’auraient remplacé instantanément. Le moment d’après, la foule
sortit du bus mettant fin à cette situation inconfortable, et une vieille
connaissance monta à bord.
Chap III
C’est alors que ma vieille connaissance se mit à me parler du candidat
M… Certes, il savait que nous ne partagions pas les mêmes idées mais nous
avions un goût commun pour l’échange musclé d’arguments. Or, ma récente
expérience avec son candidat favori m’avait laissé affaibli. Je l’arrêtai donc
sur le champ et lui dit que me vendre son poulain ne servirait à rien
car, aujourd'hui plus que jamais, je m’abstiendrais de voter. Je m’attendais à voir son
visage se tordre et sa voix prendre un accent mélodramatique et lâcher
« Y’en a qui sont morts pour que t’es le droit de vote ! » mais
son visage resta chaleureux et il se contenta de me dire avec assurance « Je
comprends, mais cette fois c’est différent, le clivage droite gauche est
mort ! »
Chap IV
J’étais surpris. C’était une situation inédite. Je savais que cette
phrase avait aussi peu de sens que l’autre et cependant je ne pus réprimer un
sourire à l’idée qu'un jour nous puissions dépasser cette dichotomie insensée. Je lui demandai où il
se rendait et il répondit « Je vais regarder le débat chez des amis. »
« Le débat ? » répétai-je. « Le premier débat. Tu veux venir ? Il y
aura du vin et des amuses bouches. » J’étais pris par surprise, car la
mention de la nourriture me rappela que je n'avais pas manger depuis le déjeuner. Le bus s’arrêta et il
descendit sur le trottoir, puis il ajouta en se retournant « Et puis, ce
sera l’occasion pour toi de te mesurer à des adversaires de taille. » Il fallait
prendre une décision dans l’instant et, attiré par la nourriture et le challenge, j’acceptai.
Chap V
Lorsque je me réveillai, le lendemain, un mal de crâne terrible me
clouait au lit. Il me semblait que je n’avais pas assez bu pour me retrouver
dans cet état-là. Cependant, mes souvenirs de la veille étaient vagues. Je me
souvenais d’avoir rencontré mon ami dans le bus mais à part ça, rien. Quelque chose
n’allait pas. Pas seulement à cause de cet intense mal de crâne, mais parce que
la première pensée que j’eus, avait été de vérifier que j’étais bien inscrit
sur les listes électorales. Et alors que je cherchais mon téléphone pour
appeler ma mère et le lui demander, je sentis dans ma poche quelque chose d’étrange.
Je m’immobilisai, mes doigts se refermèrent sur un bout de carton et la seconde
d’après mes pires peurs se concrétisèrent : je tirai de ma poche une carte
de membre de La République en Marche.
*