Il avait beau retourner les faits
dans son esprit, chercher un agencement nouveau, les mettre sous une lumière différente,
il lui semblait qu’écrire plus de trois lignes était tomber soit dans le
cynisme journalistique soit dans l’exploitation littéraire. Lui voulait rester
dans la vérité. La vérité était la seule chose qui l’intéressait. C’était ce
pourquoi il s’était dirigé vers le journalisme et le traitement rigoureux des
faits que cette discipline impliquait. C’était aussi, pensait-il, la raison
pour laquelle les journaux nationaux n’avaient jamais donné suite à ses
demandes de stage, trop occupés qu’ils étaient à préserver leurs ressources
publicitaires. Ça, et le népotisme légendaire du milieu. Alors le voilà qui était
engagé dans un corps à corps féroce avec la vérité pour la faire entrer dans
une camisole de trois lignes :
26/01/10 : Mme Untel avait été tuée d’un coup de fusil par son
mari alors qu’elle était au lit avec son cousin.
C’était
son cousin à lui pas à elle. C’était un détail mais il avait une certaine
importance, il rendait l’affaire moins sordide. Malheureusement il ne
tenait pas dans les trois lignes. Un autre détail qui ne rentrait pas était que
la femme était enceinte de huit mois… du cousin. Détail qui semble avoir de
l’importance mais était-il bien nécessaire ? L’inclure n’aurait-il pas été
redondant ? Cela n’aurait-il pas nui au sens général de l’histoire, à sa
vérité ? Ou bien la vérité, était-elle dans ce genre de détails ?
N’était-ce pas là le sens de l’expression consacrée faire éclater la vérité ? La faire voler en éclats pour
ensuite les ramasser et les rassembler au cœur du récit journalistique. Le
journaliste tel un amateur de puzzle ou un cruciverbiste passionné, avait la
mission de donner à voir dans cette mosaïque de mots, une nouvelle image,
vraie, de la réalité. La vérité contenue dans ces trois petites lignes,
n’était-elle pas déjà au bord de l’implosion d’ailleurs ? Le format
laconique n’exagérait-il pas la frustration de ne s’offrir au lecteur que de
façon lapidaire ? Des détails, des détails il y en avait, il pouvait en donner des
détails. D’ailleurs l’une des premières choses qu’il avait appris dans son
métier était d’aller à la recherche de détails venant de sources différentes
pour les confronter et ainsi faire jaillir la vérité.
Il reprit ses
notes :
·
La famille :
o
La famille du mari était dans l’incompréhension,
un gentil garçon comme ça, et travailleur en plus. Lui qui donnait toute son
énergie dans la boulangerie de son père (à elle en plus). Il fallait voir comme
elle marchait ! Il avait tout fait pour elle, tout ! Et c’est comme
ça qu’elle le remerciait, en allant draguer le cousin ? Et le cousin… le
cousin… ce pauvre petit… Non franchement il avait beau avoir tiré, on
enlèverait pas de la tête de la famille qu’elle ne l’avait pas volé, même si ça
reste horrible. Mais quand même…
o
La famille de la femme avait refusé de
commenter.
·
Les amis :
o
Les amis avaient plus ou moins confirmé la
version de la famille. Tout allait bien, ils travaillaient beaucoup, l’affaire
marchait bien, ils connaissaient tout le monde et tout le monde venait chez
eux. En revanche, ils étaient plus partagés en ce qui concerne la culpabilité
de la femme. Certaines amies avaient toutefois évoqué à demi-mots une théorie,
selon laquelle Cléo plaisait beaucoup aux hommes. Trop vraisemblablement...
·
Les voisins :
o
Les voisins, comme d’habitude, n’avaient pas été
d’une grande aide. Est-ce qu’ils pouvaient donner des détails ? Non. Ils
n’avaient rien vu, ni su ou entendu. Quoique… lui ils ne le voyaient pas
beaucoup lui. Il travaillait beaucoup. Alors qu’elle, ils la voyaient plus
souvent quand même. Elle ne disait pas souvent bonjour.
·
Les gendarmes :
o
Souvent confrontés à ce genre de situation il
n’y avait guère de suspense pour eux, et comme à leur habitude ils gardaient
leur réserve en public et s’épanchaient seulement en secret dans le rapport au
procureur. Ils avaient quand même concédé au journaliste que ce crime
passionnel n’avait en fait rien d’extraordinaire. Le jeune homme semblait avoir
épuisé ses ressources à faire fructifier les affaires et à essayer de rendre
heureuse sa femme, mais comme beaucoup d’autres avant elle, elle n’avait pas su
prendre la mesure du sacrifice de son mari, et ayant cédé aux dangers de
l’oisiveté, un honnête homme, un bon travailleur, irait, à cause d’elle, finir
sa vie en prison.
Il
a relu son billet :
Mme Untel avait été tuée d’un
coup de fusil par son mari alors qu’elle était au lit avec son cousin.
Quelque
chose n’allait pas et ce n’était pas le détail du cousin. Le récit qu’il avait
fait d’après les informations matérielles de l’enquête, la vérité nue, telle
qu’il la nommait dans son esprit ne collaient pas avec ce qui ressortait des
témoignages. La femme semblait être la vraie coupable et le mari la vraie victime,
le cousin lui avait tragiquement fait frais de ce scénario de boulevard. Une
nouvelle couche dans l’affaire venait de surgir. Une nouvelle strate, un niveau
supérieur ou inférieur selon qu’on descende dans les tréfonds de l’âme humaine
ou qu’enseveli dans le pêché l’on à s’extraire vers la lumière. Toujours
était-il que cette couche agissait comme un filtre, comme un vernis qui
trompait l’œil et renvoyait une image fausse de la réalité.
Cependant
ce vernis se craquelait. Et ce qu’il laissait transparaître n’était pas beau à
voir. Son sens de l’objectivité et du devoir journalistique venait d’en prendre
un coup alors qu’il réalisait qu’il ne pouvait plus faire comme s’il ne
connaissait pas les acteurs de ce drame et tout particulièrement la femme. Il
s’en rendait bien compte maintenant... quelle naïveté ! Il avait cru
respecter tout le monde en remplissant son devoir d’objectivité mais il n’avait
fait que se berner lui-même et ses lecteurs futurs. Il devait se rendre à
l’évidence que la vérité lui éclaterait à la figure et cette vérité était qu’il
connaissait la femme du boulanger, elle s’appelait Cléo et elle avait été son
premier amour.
À
sens unique certes, mais elle avait incarné pendant de nombreuses années son
idéal féminin. Au lycée d’abord, elle était… elle ét… elle était la fille la belle
du lycée. En plus, elle avait été dans sa classe pendant ces trois années là
mais ce qu’il avait pris pour une bénédiction au début s’était vite transformée
en son contraire, une malédiction. Être dans sa classe était dur au quotidien,
car jour après jour, sa présence lui rappelait combien si proche, elle
demeurait loin hors de portée, dans les bras forts de César, l’apprenti
boulanger qui travaillait chez son père. Alors que le bac approchait, il
sentait sa relation à sens unique vaciller. Il vivait chaque jour comme si
c’était le dernier, sans toutefois aller jusqu’à déclarer sa flamme ou même
avoir une conversation honnête avec elle, non, il s’était contenté d’imprimer
du mieux qu’il pût ces derniers moments dans sa mémoire. Quand il est arrivé en
Khâgne, Cléo reprenait la boulangerie de son père avec César. Finalement, le
vrai drame était que malgré les quelques mois seulement qui séparaient le lycée
de la prépa, il était déjà passé à autre chose car en effet, il s’était surpris
plusieurs fois au cours de sa première journée à scruter les visages féminins
de sa classe et qui déjà ne lui retournaient pas son intérêt.
Néanmoins lorsqu’il
rentrait chez ses parents le weekend il ne manquait jamais une occasion
d’accompagner sa mère au pain. Il aimait ce moment, lorsque Cléo lui tendait la
baguette par-dessus le comptoir, son tablier laissant voir un peu de sa
poitrine. L’âge et le labeur avaient commencé leur terrible travail et même si
sa beauté commençait à prendre la forme d’un souvenir, cela valait quand même
le coup de faire le tour des commerces avec sa mère, l’écoutant à peine pour
finir à la boulangerie. Parfois, Cléo lui demandait comment ça allait les cours,
avec un sourire en forme de clin d’œil au temps où ils étaient en cours
ensemble ; et lui répondait d’un ton flegmatique, se passant une main dans
les cheveux, « ça va, ça va », puis il ajoutait « …et vous les
affaires ça va ? » avec le vague espoir qu’une discussion prenne
entre eux deux, « eh ma foi on fait aller », répondait-elle, avant de
passer au client suivant.
Cela faisait
bien longtemps qu’il n’était pas allé chercher le pain et désormais ce petit
rituel appartenait au passé. Il ne pouvait croire que la dernière fois qu’elle
lui avait tendu une baguette par-dessus le comptoir était réellement la
dernière fois. À vrai dire le souvenir même était irréel comme si toutes ces
fois où s’étaient mélangées pour former un solide stéréotype lequel serait
désormais, la vraie, et pourtant fabriquées, dernière image qu’il aurait d’elle.
À cette pensée, il a posé le front sur sa main, le regard plongé dans son
document Word, hypnotisé par le clignotement de la barre de saisie. Il était au
point mort, pire même il avait reculé, no-non encore pire… il ne savait plus où
il en était. Ce dont il était sûr, c’est qu’il s’était menti à lui-même,
déboussolé par celle qui avait été longtemps un point de repère dans sa vie. Et
que faire de la réaction de l’entourage de Cléo ? Selon leurs paroles il
semblait qu’elle fut le coupable et César la victime. Quelque chose ne tournait
pas rond, ou bien était-ce lui dont le sens critique ne tournait pas rond. Il
avait été naïf, si naïf, combien de fois s’était-il imaginé à la place de César ?
Eût-il été plus cool au lycée et ce serait lui qui serait en prison peut-être,
avec un crédit à payer et le mot de tueur accolé à son nom. Tout ça, était bien
difficile à croire. La seule solution semblait-il, était de pouvoir se
replonger dans le passé et se lancer dans la quête d’un élément qui puisse
rendre son sens à tout ça, mais c’était impossible… à moins que… Mais
oui ! C’était surement impossible pour monsieur tout le monde mais pas
pour lui. Pour lui c’était facile même. Comment
avait-il pu ne pas y penser plus tôt ?
Dans les combles
de la maison de village où il habitait, se trouvaient les différents volumes de
son journal intime ainsi que les meilleurs de ses premiers écrits. Il avait
décidé de les stocker ici car son père y avait aménagé un endroit pour
accueillir ses archives personnelles et celles du journal local qu’il avait
créé et dirigeait depuis plus de trente ans. Il a refermé son ordinateur
portable d’un coup sec puis l’a glissé sous son bras et ayant enfilé ses
chaussons a grimpé les escaliers quatre à quatre jusqu’au dernier étage.
Assis
sur le sol, éclairé faiblement par le plafonnier, il était entouré de colonnes
de boîtes de rangement. Un à un, il les parcourait à la recherche d’un indice. Il
lisait le début rapidement et passait à la suivante et il refermait le carnet aussi
vite qu’il l’avait ouvert avec le sentiment étrange de n’avoir pas noté les
bons souvenirs. C’était trop confus. Aussi il s’est demandé pourquoi les
journaux intimes n’avait pas un petit résumé de l’entrée en marge de la date, comme
ça dès lors que l’on voudrait s’y replonger on pourrait choisir la date et/ou
le thème. Il s’en est voulu de n’y avoir pas pensé à l’époque de l’écriture,
mais à dix-sept ans on ne pense pas à ce genre de chose, tout pris que l’on est
dans le tourbillon de la vie. Il a lâché les papiers et s’est adossé à une pile
de boîte d’archivage. Abandonner semblait la seule solution à prendre. Il s’est
pris la tête dans les mains. Les habitants étaient déjà passés au fait divers
suivant, le matin même son père l’avait chargé d’écrire une dépêche sur la
montée de l’islam radical dans le village. Cette affaire, ne semblait-elle pas
importante uniquement à cause du lien qu’il avait avec ses acteurs ? Il
s’est mis à inspirer lentement et soudain dans la noirceur de sa retraite, la
silhouette diaphane de Cléo est apparue, les yeux fiers, la lèvre purpurine elle
flottait devant lui. « Aide moi, sauve-moi. ».
Une rumeur de foule se répandait tout autour et s’amplifiait. Elle se tenait
devant lui et lui tendait la main. Il essaya, en vain de la saisir. Bientôt, sa
silhouette s’évanouit complètement comme emportée par une foule sombre. « Aide moi, sauve-moi. » La voix de
Cléo suppliait dans la clameur d’une fête foraine. Entouré de visages
invisibles il essayait de lui crier de revenir mais il avait le souffle coupé.
La foule était trop compacte pour se frayer un chemin et semblait se refermer
inexorablement sur lui. Il s’est réveillé
en sursaut, il avait la solution.
Le plus marquant
des souvenirs qu’il avait de Cléo s’était produit lors de la fête du village qui
avait lieu un weekend en mai. Quel jour exactement il ne savait plus. Sa
mémoire lui faisait défaut. En outre, il avait appris au cours de sa carrière
de pigiste à ne pas se fier à sa mémoire mais plutôt aux preuves tangibles,
comme les textes. Il se rappelait d’une chose en revanche, c’était la une du
lendemain « La Fête du Village Tourne au Souk : 50 gitans sèment la
pagaille ». S’il pouvait retrouver le journal en question et croiser sa
date de publication avec l’entrée de son carnet intime correspondant à ce
souvenir alors pas besoin d’avoir recours à sa mémoire. Son souvenir serait
étalé devant lui et il pourrait simplement le parcourir en le lisant
tranquillement. Alors il est allé fouiller dans l’armoire métallique contenant
les archives du journal. Là, il a fait défiler les unes du mois de mai et a
relevé leur date et ensuite il est retourné dans le carton chercher dans ses
carnets et… Bingo ! Il avait trouvé. Le souvenir qui avait changé sa vie
mais également celle de Cléo et de César.
26/05/09 :
Bon ben ça y est c’est sûr, Cléo et moi ça
ne se fera jamais, César l’a conquise pour de bon. Non pas que je n’ai jamais
eu vraiment l’espoir [il a souri]
qu’il se passe un truc mais bon… Toujours est-il que je suis seul à l’heure où
hier je sentais mon cœur se faire la belle de ma cage thoracique […]
C’était la bonne
entrée. Les mots ont ravivé la blessure qu’il avait pensée longtemps cicatrisée.
Il a passé une main sur sa poitrine et s’est replongé dans la lecture.
[…] Je vais donc essayer de refaire le
parcours de la veille afin de garder la trace de cette descente aux enfers
qu’est l’amour, ô combien douloureuse, lorsqu’en plus, y ayant plongé pour
sauver son Eurydice, on s’aperçoit qu’elle est partie avec un autre :
La fête foraine battait son plein. Je ne
comprenais pas l’intérêt que les gens trouvaient à se réunir en une foule
compacte au cœur d’un brouhaha insupportable. Je comprenais encore moins
l’intérêt de monter sur un manège qui vous donnait la nausée, si toutefois la
masse des gens ne vous l’avait pas déjà donné. Je pensais particulièrement au Point
of No Return, le pire de tous les manège
car il se contenter de tourner en rond verticalement. Malgré le bruit
j’essayais de lire dans ma chambre. L’ouvrage que j’avais entre les mains était
De Sang Froid, selon moi, encore une tentative d’ingérence risible des
romanciers dans le journalisme. Je songeais alors qu’il était pour le moins
étrange que ces derniers s’acharnassent à rejeter le journalisme comme une
activité indigne de leurs talents alors qu’ils pillaient sans honte ses
techniques narratives. Soudain j’entendis la voix de mon père m’appeler. Il jouait
aux cartes dans les bureaux du journal avec les mêmes vieilles crapules qui lui
servaient d’amis. Quand je suis allé voir ce qu’il voulait, il me dit de
descendre à la boulangerie leur chercher à manger. Ce soir-là il y avait, le
patron de Bricoland, l’adjoint au maire et le chef de la police municipale. Il
insistait toujours pour recevoir ses amis au journal et je haïssais cela.
J’aurais aimé pouvoir me retrouver seul de temps en temps pour lire au calme.
Mais c’était sa stratégie pour ne pas rater un « scoop ». Surement l’Amicale
des Boulistes de Provence ou l’Association
de Préservation des Sentons Provençaux n’appelleraient
pas dans la nuit pour diffuser un message d’urgence. Je refusai de descendre.
-
Allez mon
lapin (ce mot déclencha les rires acerbes), on est au début de la partie.
-
Je suis en
train de lire papa !
-
La
boulangerie va fermer et il faut qu’on tienne toute la nuit. Il va se passer un
truc, j’l’sens !
Je regardai la bouteille de pastis et celle
de wiskey et les bières vides et doutai que la nuit ne se termine très tard. Je
soufflai et me retournai, prêt à partir vers ma chambre quand j’entendis
« Hé mon lapin » d’une voix qui n’était pas celle de mon père. Une
fois de plus des rires éclatèrent. Je me retournai et vis l’adjoint au maire qui
me faisait signe d’avancer.
-
Tu sais
qui j’ai vu tout à l’heure à la boulangerie ?
Je secouai la tête.
-
La petite
Cléo. Elle est mignonne cette petite hein ?
Je ne répondis pas.
-
Tu la
connais non ? Quand je lui ai dit que je venais ici, elle m’a parlé de toi.
-
Ah
bon ?
-
Oui et tu
veux que je te dise un truc ? Tu devrais l’inviter à la fête.
Il y a eu un silence, les autres se
resservaient du pastis ou allaient aux toilettes, je ne savais pas quoi dire.
-
Tiens
regarde, j’ai des tickets pour le tir à la carabine, la pêche aux canards et
deux tickets pour le Portovheunoriturne,
dit-il en me les tendant.
-
Hein ?
fis-je.
J’aimais la pêche aux canards, c’était un
jeu auquel on ne pouvait pas perdre. Malgré mon aversion pour le manège, les
billets qui m’intéressaient étaient ceux du Point of No Return, le manège le plus dangereux de la fête, et celui également où tous les
couples se bousculaient pour y monter dessus. J’affectai un air blasé et lui
dit « o-ok, je- je vais descendre ».
Dans les escaliers, j’assemblai en vain dans
mon esprit des phrases qui pussent exprimer une demande sans en avoir l’air. À
vrai dire, convaincre Cléo n’était pas un problème. Je pensais même après avoir
fini de lire la rejoindre pour la fin de son service comme nous en avions
l’habitude depuis quelques mois. En revanche, je ne savais pas quoi faire si
César était là. Une balade nocturne était une chose, grimper sur le Point
of No Return en était une autre.
Je poussai la porte de la boulangerie. Pas
de César. Je laissai échapper un soupir de soulagement. Cléo était debout derrière
le comptoir, comme si elle m’avait attendu, je prenai ça pour un signe. Je la
saluai et passer la commande de mon père. Lorsque tout à coup je sentis une
ombre se déplacer à ma droite et lorsque je tournai la tête, j’aperçus Marco le
petit cousin de César.
-
Putain tu
m’as fait peur, lui dis-je.
Il ne répondit rien et sortit.
-
Pas trop
dure la journée ? demandai-je à Cléo.
-
Non, ça
va, j’ai terminé là.
Elle avait l’air fatiguée. Sa voix était
rauque et ses yeux rouges.
-
Ça doit
être chiant toute cette farine.
-
Hein ?
-
Tes yeux, c’est
la farine, ça. Moi ça me pareil avec la poussière au journal.
-
Ah
ouais ?
-
Ouais j’te
jure. Il veut pas prendre de femme de ménage. Bon du coup, quand j’ai besoin de
sous, c’est moi qui m’en charge. Mais bon je sais pas si ça vaut de se faire
une silicose, plaisantai-je.
-
Une quoi ?
-
Une
silicose, c’est une maladie des poumons.
-
Ok.
-
Dis-moi si
t’as fini bientôt, on peut aller à la fête si ça te tente, lui dis-je en tendant
la poignée de billets que j’avais. Y’a du tir à la carabine, y’a de la pêche
aux canards, on perd jamais à ce truc-là, y’a le Point of…
-
Je suis un
peu fatiguée… me répondit-elle avec son sourire caractéristiques.
Elle regarda au-dessus de mon épaule et
machinalement je me retournai, au travers de la vitrine on voyait la foule
obscure illuminée par les lumières de la fête, qui elles-mêmes pâlissaient devant
de la structure vertigineuse du Point of No Return. Elle saisit les tickets et y jeta un œil.
-
Mais
franchement pourquoi pas. Ça me tente bien de sortir au final.
J’exultai. Je courus remettre la nourriture
à mon père et redescendis aussi vite. En sortant de l’immeuble, je manquai de
renverser Marco qui fumait une clope devant. Cléo était dans la boulangerie et
sortit lorsque je lui fis signe. Ensuite elle me prit par le bras et fendit la
foule devant moi jusqu’à l’autre côté de la place où se trouvait le Point
of No Return. Nous passâmes à côté, je
regardai le manège ne comprenant pas, alors qu’elle m’entraînait plus loin,
au-delà de la place, à travers un dédale de ruelles jusqu’à l’arrière cours de
l’ancien hospice.
Nous nous assîmes sur le pas d’une porte
condamnée. C’était son coin à elle, elle me dit, là elle décompressait après
les journées trop longues. Un lampadaire éclairait la rue non loin de là. Sa
lumière peinait à nous parvenir et l’obscurité me donnait confiance en moi et
je me rapprochai un peu. Nos cuisses se touchaient. Elle ouvrit son sac et en
sortit une grande bouteille de bière, défit le bouchon et dit « je devrais
pas mais tant pis » puis elle but une longue gorgée, après ça elle sortit
un paquet de cigarettes, répéta la même chose et s’en alluma une. C’était la
première fois que je la voyais agir ainsi, j’étais choqué, ça ne lui
ressemblait tellement pas. Cependant je me pris à espérer… quoi ? Je
n’osais me formuler clairement la réponse que j’avais en tête. Elle me tendit
la bouteille. Je la pris et bus.
-
Il faut
que je te dise un truc, elle a commencé, mais c’est pas facile.
Que pouvait-elle me dire que je ne savais
pas déjà ? J’essayais de réfléchir mais chaque conjecture que
j’échafaudais se terminait par elle me disant qu’elle quittait César parce
qu’elle était folle amoureuse de moi. Je soupçonnais que l’alcool avait altéré
mes capacités cognitives.
-
J’vais pas
pouvoir aller en prépa à la rentrée, dit-elle.
-
Hein ?
-
Ouais je
suis, je… je vais devoir rester là avec César. On va travailler chez mon père.
« Travailler… » répétai-je
intérieurement alors qu’elle continuait à parler. Les effets de l’alcool
semblaient s’être dissipés aussi vite qu’ils étaient venus et ceux de l’amour
avaient resurgi. Pourquoi voulait-elle travailler ? Rester ici ?
S’enfermer ? Je pensais qu’elle allait me dire qu'elle venait d’être acceptée
dans sa classe de khâgne. Je venais moi-même de recevoir ma lettre
d’acceptation au terme de longs mois d’intense labeur entrepris dans le seul
espoir que je puisse me retrouver encore dans sa classe et que, loin des yeux
et du cœur de César, elle l’oubli et se rapproche de moi. Ce fantasme passais
devant mes yeux et je m’accrochais à lui comme je pouvais et il s’étirait peu à
peu glissant dans un futur à jamais impossible. Encore étourdi par les mots
qu’elle venait de prononcer, j’étais comme paralysé, et néanmoins trouvai le
courage au prix d’un effort incroyable de porter le goulot à mes lèvres.
-
Ça va,
elle a demandé ?
-
T’es une
lâcheuse, dis-je accompagné d’un gloussement nerveux.
-
Pardon ?
-
Je pensais
qu’on irait ensemble en khâgne mais si toi tu préfères passer ta vie ici,
dis-je, en montrant la ruelle immonde.
-
Mais t’as
pas écouté ce que je suis en train de te raconter depuis tout à l’heure ?
-
Hein ?
Si si.
-
Ben
apparemment non, putain ! Mais vous les hommes vous pensez tous qu’à me
baiser. Je pensais que t’étais différent.
-
Non mais non !
Je suis différent ! Enfin… Attends, attends !
Elle s’est levé et je me suis levé aussi.
-
J’ai rien
dit. C’est toi qui fais pas ce que tu dis, me défendis-je maladroitement.
Elle n’a rien répondu, je lui criai
d’attendre, elle se retourna et hurla :
-
En plus,
on serait pas aller dans la même prépa, dit-elle la voix cassée, j’ai été prise
à Henri IV.
L’écho de sa voix descendit tout au long de
la rue. À ce moment précis, une ombre dissimula la lumière de la rue. C’était César.
Il me scruta et je baissai les yeux puis il mit une main sur l’épaule de Cléo
et ils partirent ensemble. Tout était allé si vite. J’avais l’impression que
les effets de l’alcool étaient restés là tout ce temps et qu’ils venaient de
redoubler d’intensité. Je réalisai également que dans la précipitation, Cléo
avait oublié la bouteille de bière. Je la ramassai et la finis. Qu’allais-je
faire maintenant, embarqué dans une carrière que j’avais choisi uniquement pour
plaire à celle qui de toute évidence ne voulait pas de moi ? Que la vie était
cruelle, pensais-je, alors que j’arrivai sur la place remplie de gens dont la
bonne humeur me rendait malade. Je les observais, dissimulé dans l’anonymat de
la foule, je sentais leurs regards inquisiteurs et prenait soin d’agir de façon
normale. Je butai contre un stand de pêche au canard et levai la tête. Les
étagères étaient pleines de prix divers qui me tendaient les bras. Je fourrai
la main dans la poche et la ressortit vide, Cléo avait gardé les tickets…
« putain » dis-je, réalisant que j’avais tout perdu.
Alors que j’atteignis l’étage du bureau du
journal, la faim me prit. Je me souvins de la nourriture que j’avais acheté
plus tôt et entrai dans la pièce principale. L’endroit était calme et il n’y
avait personne. Je m’approchai de la table où se trouvaient plus de bouteilles
d’alcool vides que de cartes jonchées sur le tapis de jeu. Il y avait un sachet
de boulangerie qui malheureusement avait servi de cendrier. À l’intérieur
restait un bout de quiche lorraine rassie que j’époussetai et dont je pris une
bouchée. Du bruit attira mon attention dans une pièce voisine. Je me déplaçai
pour voir ce qu’il se passait et vis les quatre vieux, débraillés et les joues
cramoisies, penchés par-dessus le balcon.
-
Ils se
battent ? C’est bien une bagarre ça, non ? Ils sont au moins vingt à
se battre, disait mon père en pointant du doigt un attroupement de jeune.
-
Attends
laisse-moi faire je suis de la police, je sais compter une foule, disait le
flic municipal en pointant l’index et fermant un œil. Y’en a au moins 60 des
gitans !
-
C’est pas
des gitans, dit mon père, c’est des forains !
-
C’est
pareil !
-
Ben non
justement ! Y’a une différence, je peux pas imprimer n’importe quoi moi,
je suis journaliste !
-
Il faut
les arrêtez avant qu’ils viennent piquer le cuivre chez moi, dit le patron de
Bricoland au chef de la police municipale. Faut les arrêtez ces salauds !
-
Vous inquiétez
pas, dit l’adjoint, j’ai de l’influence moi ! Au prochain conseil
municipal je fais voter la fermeture de leur camp. Tu vas voir, ça va être vite
vu !
Du coin de l’œil une paire de silhouettes
attira mon attention. Découpées dans la lumière émise par le Point of No
Return je reconnus les courbes de Cléo.
Elle embarquait avec César dans l’une des cabines du manège. Avalant la
dernière bouchée de quiche lorraine, je réalisai qu’elle avait dû passer dans
les mains de César et dans celles de Cléo. Ça en était trop. J’allai aux
toilettes, prêt à tous rendre, mais rien ne vint. Après un moment je dus me
rendre à l’évidence que je ne vomirais pas et retournai dans ma chambre. Ainsi,
trop excité pour dormir, trop bourré rester éveillé, je repris mon livre
espérant que la lecture me délivre de mon mal.
Quand il a levé
les yeux de son journal, il est resté un moment les yeux dans le vague. Se
relire avait été difficile. Revoir Cléo lui a fait quelque chose également,
avec le recul il comprit qu’elle exerçait un effet bien particulier. Il a ouvert
son ordinateur et a relu sa dépêche :
Mme Untel avait été tuée d’un
coup de fusil par son mari alors qu’elle était au lit avec son cousin.
Ce dont il était sûr désormais, était que la
vérité étant complexe, cette histoire ne pouvait être dite en trois lignes. Le
mystère de l’attraction que Cléo exerçait sur les hommes et la façon non moins
étrange dont tous, lui en particulier, avaient succombé à son charme méritait
une analyse plus profonde qui permette de rendre compte des moindres nuances de
son pouvoir. Il comprenait maintenant pourquoi le village l’incriminait elle et
pas lui. Elle les effrayait. Mais était-elle pour autant coupable ? N’était-elle
pas, au bout du compte, la victime des ravages qu’elle avait causés ? Il
lui semblait au terme de son enquête préliminaire qu’on ne devenait pas une
telle femme, on naissait comme ça. Sa propre indulgence lui parut suspecte.
Peut-être lui restait-il quelques traces d’affection pour elle au détriment de
la déontologie. Quand bien même cela serait le cas, il était prêt à courir ce
risque et peindrait son portrait. Pour cela il sut d’emblée quelle forme
utiliser. Alors il réajusta l’écran de son ordinateur, la barre du traitement
de texte clignotait, puis les mots suivants apparurent :
Double Meurtre sur la
Place des Innocents, roman.
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