Illustration d’Alexander Zick,
wikipedia.
Le « jeu sur la
forme » est une expression qui revient souvent dans le jargon de la critique
littéraire. Comme c’est le cas en général pour ce genre d’expression elle reste
difficile à cerner, au premier abord car elle dira tout et son contraire. Prenons
le cas d’Éric Chevillard. Son l’œuvre a été qualifiée de « jeu sur la
forme », soit pour l’encenser, comme pierre Jourde le fait régulièrement
sur son blog, soit pour la dénoncer comme un vain et puérile exercice de style[i],
comme l’a fait Beigbeder sur son blog aussi. Sans trop réfléchir « jouer
sur la forme » sous-entend qu’on ne s’attaque pas au fond, qu’on l’ignore,
qu’on l’évite. Ça sous-entend une certaine immaturité devant un problème que
l’écrivain aguerri ne saurait résister de saisir à bras le corps. Cela pourrait
donc justifier des accusations de superficialité si l’écrivain aguerri qui
prend les problèmes à bras le corps n’étaient pas Beigbeder.
Intéressons-nous
donc à ce que « jouer sur la forme » veut dire concrètement et prenons
par exemple une notice biographique rédigée par Chevillard :
Éric Chevillard, né un 18 juin à la
Roche-sur-Yon, anciennement Napoléon-Vendée, il ne s'endort pas pour autant sur
ses lauriers puisqu'on le voit encore effectuer bravement ses premiers pas
cours Cambronne, à Nantes. Il a deux ans lorsqu'il met un terme à sa carrière
de héros national. Il brise alors son sabre sur son genou puis raconte à sa
mère qu'il s'est écorché en tombant de cette balançoire et elle feint gentiment
de le croire.
Ensuite, il écrit. Purs morceaux de
délire selon certains, ses livres sont pourtant l'œuvre d'un logicien
fanatique. L'humour est la conséquence imprévue de ses rigoureux travaux.
Il partage son temps entre la France
(trente-neuf années) et le Mali (cinq semaines). Hier encore, un de ses
biographes est mort d'ennui.
Éric Chevillard[ii].
Ici la notice biographique est détournée de
son usage habituel car elle présente assez peu de faits vrais ou vraisemblables
et tourne en dérision les formules du genre de la notice telles que « il
partage sa vie entre X et Y ». En revanche elle exprime assez bien le
style des livres de Chevillard par l’usage du détournement justement, et à ce
titre donc cette notice autobiographique répond à l’exigence de présentation de
l’auteur en partageant un trait caractéristique vrai (l’humour de ses livres).
Ainsi la fonction principale de la notice est respectée alors que la forme
qu’elle prend est renouvelée (ironie, distance) car elle diffère de ce à quoi
le lecteur peut s’attendre (sérieux, objectivité, fausse modestie).
Sommes-nous plus
avancés maintenant que j’en ai donné un exemple ? Certes un exemple c’est du
concret, c’est du lourd mais à part illustrer ça ne nous aide pas beaucoup à
comprendre ce qu’il se passe en profondeur. On pourrait continuer en essayant
d’utiliser d’autres mots que jeu-sur-la-forme pour définir « le jeu sur la
forme ».
Prenons un
aspect formel de l’œuvre de Chevillard, au hasard… hhmmmmm : la
digression. Il est vrai que souvent le narrateur de ses histoires exécute de
petits détours narratifs. On pourrait même citer un livre, Le Vaillant Petit Tailleur, réécriture du conte des frères Grimm,
qui fait passer le nombre de pages de 10 à 200. Pour comprendre la subtilité de
l’adjonction de tant de pages je proposerai la lecture croisée de l’article de
Joël Joly, Jeu Digresse donc Je Progresse,
qui m’a beaucoup aidé à saisir le travail de Chevillard[iii].
Joly rapproche
le travail du tailleur de Chevillard à celui du concepteur de puzzle de Pérec.
L’enjeu pour Chevillard semble être la réalisation « d’un travail de broderie
des excroissances loufoques à une trame narrative… ». Ces
« excroissances » ou « encarts superfétatoires[iv] »
sont donc les digressions chevillardiennes que constituent les presque deux
cents pages ajoutées. Il continue en indiquant que ces digressions
appartiennent à une relation cadre/insertion définie par deux sous catégories,
les digressions métadiscursives, qui portent un discours sur le récit en train
de se faire et métalinguistiques, qui représentent l’arsenal rhétorique utilisé
pour amener ces digressions. Ensuite il revient sur une définition générale de
la digression comme étant un départ du récit encadré par un discours qui
annonce et clôt la digression. Il compare cela aux digressions chevillardiennes
et montre comment ces dernières ne respectent pas ce critère-là. Donc, selon
Joly, Chevillard prend de la distance avec la définition de la digression pour
offrir une version qui soit adaptée à son projet littéraire. En d’autres
termes, le jeu sur la forme ne s’opère pas seulement sur le genre du conte
qu’il réécrit à l’aide de procédés littéraires mais également sur ces mêmes
procédés qu’il modifie selon ses besoins et donc renouvelle.
Un double jeu sur
la forme et pas de mention du fond… Est-ce à dire que le jeu sur la forme ne
serait qu’un jeu sur la forme entraînant d’autres jeux sur la forme ? J’eus
un haut le cœur. Je me sentais floué. Chevillard était-il en fait un escroc
immature ? Vivais-je dans un monde où Beigbeder pouvait avoir raison, même
une fois ? Mes membres tremblaient alors que Joly concluait son article en
citant l’escroc immature lui-même :
Quant à cette nouvelle suspension
dans le déroulement de mon récit, elle nous aura au moins permis de nous
intéresser un peu à ce qui se passe ailleurs. On aurait trop volontiers
tendance à se couper du monde. Ce n’est d’ailleurs pas le seul charme de la
digression : peut-être ai-je progressé davantage qu’il n’y paraît – peut-être
constitue-t-elle vraiment le plus court chemin d’un point à un autre, si l’on y
réfléchit bien, tant la ligne droite est encombrée[v].
Je
poussai un ouf de soulagement, Beigbeder avait tort. Le fond n’avait pas bougé,
il avait été là sous mes yeux depuis le début. Je le pris et le serrai fort contre
moi comme si je le voyais pour la première fois. Puis, voulant partager avec le
monde entier ces sentiments vertigineux, je décidai d’écrire un billet[vi].
*
[i] Pour les
louanges se référer au blog de Pierre Jourde, http://pierre-jourde.blogs.nouvelobs.com/
. Pour les « critiques », se référer à cet article de Beigbeder, http://www.lefigaro.fr/lefigaromagazine/2011/02/26/01006-20110226ARTFIG00583-demollir-chevillard.php
qui est fondé sur une méconnaissance profonde de l’œuvre traitée mais il
fallait bien pour mon article que je trouve un point de vue négatif sur le jeu
stylistique de Chevillard.
[ii] Copié
du site Chevillard.net et extraite du Dictionnaire des écrivains contemporains
de langue française par eux-mêmes, dirigé par Jérôme Garcin et édité par Milles
et une Nuits.
[iii] Joel
July. Chevillard : Jeu digresse donc je progresse. Cécile Narjoux, Sophie
Jollin-Bertocchi.
La langue de Chevillard ou " le grand déménagement
du monde", EUD (Editions Universitaires
de Dijon); Collection "Langages", pp.73-84,
2013, 978-2-36441-062-6. <hal-01271643>
Page de l’auteur http://cielam.univ-amu.fr/node/122
[iv] J’ai
appris ce mot à la lecture de l‘article. Ce que j’apprécie chez ce mot c’est
son snobisme de surface contrebalancé par son utilité indéniable. Je dois
avouer ici que tomber sur des mots comme ça est l’un de mes petits plaisirs
coupables de lecteurs d’articles universitaires. Ce mot c’est un Cristiano
Ronaldo de la linguistique, avec la tête de connard qu’il a, s’il n’était pas
si bon, il ferait encore des jongles sur le parking d’une usine de vin cuit.
[v] Éric
Chevillard, Préhistoire, Paris,
Editions de Minuit, 1994, p66.
[vi] Pour
aller plus loin on pourra consulter Chevillard.net pour des ressources
critiques sur son œuvre ou bien HAL SHS, Pro Quest et de manière général toute
banque d’article en libre accès.